Ce
très bel album a trois mérites : c'est à la fois un
acte de piété filiale, un éclairage sur un domaine souvent
négligé de l'histoire de l'art, et aussi, de manière
indirecte et peut-être inconsciente, un plaidoyer féministe
de bon aloi.
Il n'est guère fréquent qu'une fille veuille célébrer
la mémoire de sa mère. Yveline Gans-Garaudée admire
et vénère Germaine Gans, qui l'a élevée. Elle tient
à lui rendre justice en révélant au grand public les
efforts et les succès de cette institutrice, toute modeste,
mais passionnée par son métier, et artiste dans l'âme.
Chargée d'éduquer des fillettes musulmanes dans le respect
de leurs traditions, Germaine découvre avec enchantement
d'anciennes broderies réalisées par les femmes, ouvrages
délaissés au début du XXe siècle, au risque de l'oubli
et de la perte. Elle recherche et retrouve les techniques
et les motifs, elle organise un enseignement, un atelier,
une production. Elle cultive chez ses élèves, bien au-delà
de l'habileté manuelle, la sensibilité esthétique, la
créativité, et aussi la fierté de perpétuer, à leur
manière, une civilisation brillante et raffinée. Yveline,
artiste elle aussi, et poète à ses heures, met en valeur
cette résurrection et cette inspiration.
La broderie, la dentelle sont assurément des arts mineurs,
destinés au décor de la vie privée : vêtements, coussins,
nappes et autres pièces. Les citadines recluses occupaient
ainsi leurs longues journées. Mais il suffit de feuilleter
ce livre pour apprécier la somptuosité de ces décors,
l'invention foisonnante, le talent de celles qui les
conçoivent et les exécutent. Elles savent traduire l'élégance
exubérante de l'art islamique à travers les matériaux
qui leur appartiennent, les textiles. Elles participent
pleinement à l'expression d'une culture. Au temps du
protectorat, ces œuvres ont connu un très
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grand
succès auprès des Français installés, et auprès de touristes
de plus en plus nombreux. Je me rappelle avoir acheté,
pour mon usage personnel ou pour les offrir, des services
de table et des services à thé, des chemisiers, des
écharpes, des vestes, et surtout d'adorables petits
burnous pour bébés, en lainage blanc, ornés de motifs
bleus. La broderie devenait rentable…
Les écoles de broderie se sont multipliées. Au début,
des maîtres ou maîtresses marocains venaient y enseigner
le Coran et la langue arabe, à l'exclusion de tout autre
savoir. En effet les Marocains, très attachés à leur
culture, confiaient aux mères, la responsabilité d'en
transmettre les fondements aux jeunes enfants ; ils
surveillaient et limitaient étroitement les apprentissages
féminins. Les autorités du protectorat respectaient
ces usages familiaux. Cependant les Marocains ne refusaient
pas que leurs filles reçoivent aussi, à l'école, des
leçons d'hygiène, d'arts ménagers, de puériculture.
Dans ce sillage, l'enseignement des "signes" - c'est-à-dire
la lecture, l'écriture, le calcul - s'est peu à peu
introduit, en langue arabe, puis en français. Les écoles
de broderie traditionnelles ont ainsi, bien souvent,
ouvert aux filles les portes de la modernité et de l'émancipation.
Yveline Gans-Garaudée se plaît à montrer que ce processus
fut à la fois très lent et tout à fait irrésistible.
Yvonne Knibiehler
Professeur honoraire à l'Université de Provence
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