"
Ce que l'on
conçoit bien s'énonce clairement et les mots
pour le dire arrivent aisément". Régulièrement,
quand je rédigeais mes dissertations, j'entendais
cette phrase de Nicolas Boileau prononcée par
ma mère. Elle me voyait expectative et souvent
le regard dans le vague. Et puis les idées s'enchaînaient,
bonnes ou mauvaises, les mots venaient tout
à coup facilement. Nous étions sauvées...
Mais
voilà l'heure n'est plus à la rédaction d'un
devoir, il m'importe d'expliquer le pourquoi
du présent ouvrage. "Hybride", c'est le qualificatif
qui me vient immédiatement à l'esprit. Ce livre
pourrait être un essai sociologique ou ethnologique,
un recueil de photographies de broderies marocaines,
un ouvrage pour les apprenties brodeuses. Finalement,
il est tout cela, tout dépend avec quel regard
le lecteur voudra bien l'appréhender. Quels
que soient les qualificatifs qui lui seront
donnés, c'est avec émotion que je l'ai réalisé.
Au-delà du temps, j'ai rencontré sur le chemin
des ans écoulés une personne à qui je souhaitais
rendre hommage : ma mère, Germaine Gans qui fut
directrice de l'école musulmane de fillettes d'Oujda,
au Maroc, de 1938 à 1956. Je rends hommage à l'enseignante,
à la directrice mais aussi à la mère qu'elle a
été, juste, sévère, en un mot aimante. Que ne
soient pas oubliées toutes ces femmes, enseignantes,
directrices, musulmanes et françaises. Grâce à
leurs compétences, elles ont permis la transmission
de savoirs ancestraux qui font la richesse du
patrimoine culturel marocain, je veux parler de
la broderie, la dentelle et le tissage des tapis.
Outre les rémunérations que la vente d'ouvrages
permettait, c'est le rayonnement culturel du Maroc
qui était mis à l'honneur. La volonté des directrices
d'école qui désiraient que l'apprentissage de
ces techniques soit fait par des maîtresses-ouvrières
musulmanes a permis de pérenniser ces différentes
pratiques artistiques.
Mais
le rôle des directrices et enseignantes féminines
ne s'est pas arrêté aux aspects pédagogiques.
Elles ont lutté aux côtés des élèves musulmanes
pour un avenir féminin meilleur à une époque
où les aspirations et les ambitions des femmes
n'étaient pas souvent écoutées, les sociétés
musulmanes et françaises, ne leur octroyant
que peu de libre arbitre. Ce combat incessant
contre la misère, le manque d'hygiène, la méfiance,
l'obscurantisme, les traditions ancestrales
bafouant la femme, la crainte des hommes de
se voir déposséder de leur puissant rôle de
chef de famille, a été couronné de succès.
Au fil des ans, malgré une évolution lente, l'accès
à l'instruction, quel que soit le type d'enseignement,
a permis aux fillettes et jeunes filles musulmanes
de prendre conscience de leurs valeurs et de leurs
possibilités. Même si toutes n'avaient pas bénéficié
de l'enseignement public et laïc français, celles
qui avaient été envoyées à l'école, coranique
ou française, ont ouvert la voie de la responsabilisation
des femmes. Elles ont montré qu'il était possible
de se libérer du joug des traditions. La nouvelle
vision qu'elles avaient d'elles-mêmes, allant
à l'encontre des représentations culturelles traditionnelles,
leur a permis d'endosser des responsabilités sociales
jusqu'alors dévolues aux hommes.
Le
Code du statut personnel marocain, la "Moudawana"
loi révisée en 2004 par le parlement marocain
est le fruit des luttes engagées par ces femmes,
qui à l'époque du Protectorat, étaient encore
des fillettes. Cette réforme donne aux femmes
un statut social égal à celui des hommes au
sein de la famille. Certes, seule une petite
élite féminine musulmane avait accès à l'enseignement
supérieur, mais grâce à elles beaucoup d'autres,
dans la vie de tous les jours ont été et sont
respectées. Au XXI° siècle, des femmes musulmanes
font désormais partie du gouvernement marocain.
A leur tour d'édifier avec les hommes une société
moderne fondée sur le respect mutuel, la dignité
et la liberté.